"Le chant bouleversant des criquets"
Lamberto, Lella, Olindo, Mira, Tina, Alberto, des personnages qui se découvrent en une journée, au bout de la nuit qui suit.


Le tout petit village de Montegelido, guère plus grand qu’un hameau, est coupé en deux depuis que le château médiéval et ses habitants ont été engloutis par un énorme glissement de terrain en 1725, emportant avec lui la moitié du rocher sur lequel il avait été édifié, dont la chapelle qu'avait restaurée Saint François en 1210, ses six moines, et les deux familles de paysans au service du seigneur du lieu.
Entre l’église, construite au IXe siècle sur les ruines d’un temple romain dédié aux Dioscures et l’ancienne cour du Château aux petites maisons basses, une vaste cuvette profonde d’une centaine de mètres où personne n’ose s’aventurer, par respect pour les morts qui ont été engloutis lors de l'éboulement, mais également par la crainte qu’alimentent les histoires les plus drolatiques.
Lamberto, second fils du comte Premilcuore, est le mari de Lella, la fille d’Olindo, le régisseur de ses biens. Les deux hommes ont le même âge, Lella, vingt-cinq ans de moins que son mari.
Ce mercredi 13 septembre 2000, Lamberto s’apprête à accompagner sa femme au marché de Sassopietra, un gros bourg agricole à une dizaine de kilomètres de Montegelido. Une banale panne de voiture va provoquer des réactions en chaîne. Passé et présent se fondent dans cette aventure humaine où les tensions s’exaspèrent au fur et à mesure que passent les heures.
Jusqu’à ce que tombe finalement la nuit et que commence le chant bouleversant des criquets.
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Mercredi 13 septembre 2000
La journée avait mal commencé. On était mercredi, jour de marché, un rituel qu'elle n'aurait manqué pour rien au monde. Fin prête à sept heures et demie, elle piaffait devant la maison, prêtant l'oreille aux bruits qui lui arrivaient des fenêtres ouvertes. Le robinet de la salle de bains ne coulait plus, c'était bon signe : il avait au moins fini sa toilette ; la porte de l'armoire avait grincé : il allait s'habiller ; le double choc sourd sur le carreau rouge de la cuisine : ses chaussures. On y était presque. Ce qu’il pouvait l’irriter à prendre ainsi son temps sans songer à celui des autres !
Alentour c'était la campagne, un arrière-pays de collines où serpentaient des routes qui semblaient n’aller nulle part, disparaissaient brusquement, réapparaissaient tout aussi inattendues de derrière un bosquet, une chapelle votive. Elle les revoyait de mémoire longeant une clôture, une haie, un hangar à poulets, se dévidant comme un ruban noir sur les plissements des ravins d'argile bleue. Elle parcourait alors sa jeunesse derrière les basques de son père, en espérant y rencontrer l’homme de sa vie. Hélas.
C'était la fin de l'été. Il faisait beau, mais il avait dû pleuvoir quelque part, plus haut dans les montagnes, loin derrière les routes qu'elle connaissait et celles qu'elle ne savait pas, si loin qu'on ne distinguait plus que la masse sombre des forêts sur les lourdes épaules des monts chauves : les premiers contreforts des Apennins, le pays des trois frontières. L'idée lui fit froid dans le dos ; elle mit son petit gilet de coton ajouré et se félicita d'avoir pensé à le prendre en sortant. Le ciel était bleu, il faisait frais mais beau, elle allait au marché. Elle était encore de bonne humeur.
Il arriva enfin, au-delà de toute attente, et la trouva assise dans la voiture, droite comme un barreau de chaise, son petit sac sur les genoux serrés l'un contre l'autre. Il évita de la regarder en se baissant pour entrer. Son regard à elle fixait la porte de la maison, l'escalier qui montait jusqu'au petit perron, comme si elle les voyait pour la première fois. Il connaissait bien cette apparente indifférence qui signifiait qu’elle ne manquerait pas d’être désagréable pendant le trajet. Bref, ils n'étaient pas encore partis que c'était déjà mal parti.
Il tourna la clé dans le démarreur espérant tout de même qu'elle ne lui ferait plus la tête une fois arrivés au marché. Rien. Une seconde fois, idem. La voiture ne donnait pas le moindre signe de vie. En moins d'une seconde, il fit le tour en pensée de ce que cela pouvait être : démarreur ? Contact ? Un fusible, peut-être ? Mais lequel ? La batterie ! Cela ne pouvait être que la batterie. Il tourna à nouveau sans conviction. La voiture resta muette, comme sa passagère d’ailleurs qui n’avait pas bougé d’un pouce sur son siège. Il klaxonna pour confirmation : un tout petit bruit de trompette aphone s'exhala du capot.
Alors elle se tourna vers lui, le regard si loin qu’il lui sembla qu’elle avait puisé son mépris tout en haut des monts là-bas.
‒ C'est la batterie, hein ?
‒ Je crois.
‒ Eh bien moi j'en suis sûre. Elle a quel âge cette batterie, trois ans ?... Plus ?
‒ Mais non, voyons !…
‒ Il n'y a que toi pour imaginer qu'une batterie puisse durer aussi longtemps qu'une voiture. Au lieu d’être tout le temps fourré dans tes encyclopédies débiles, tu aurais mieux fait d’ouvrir le capot de la voiture pour voir ce qu’il y a dedans.
‒ Ne t'énerve pas, on va la pousser jusqu'au bord de la côte ; une fois dans la voiture, je lui laisse prendre de la vitesse, je passe la seconde et elle démarre immédiatement.
‒ Si au moins tu l'avais mise dans le sens de la marche !