
Le fils du gardien de la carrière
Il a longtemps roulé sur une route de campagne bordée de grands arbres à l’abondant feuillage. De part et d’autre, un paysage de grands champs de maïs encore vert qui courait se perdre dans les contours sombres d’une vaste forêt. Devant, la route droite, sans marquage, légèrement descendante, et par-dessus le ciel bleu du printemps.
La vieille Moto Guzzi qu’il avait achetée à Angelo, le fleuriste ami de Rolando, allait encore bon train ; son moteur au bruit syncopé remplissait l’air frais du matin, accompagné du mouvement dynamique du volant magnétique qui l’avait enchanté la première fois qu’il l’avait vu tourner. Et qu’il avait entendu son rythme perpétuel à deux puis trois temps : TEUF-TEUF … TEUF-TEUF-TEUF.
Arrivé en bas de cette pente douce et reposante, il faillit pourtant tomber dans le décor à cause d’une fondrière ouverte comme une crevasse sur la chaussée. La petite frayeur que lui avait provoquée cet incident de parcours, se dissipa à la vue d’un groupe de maisons paysannes en grosses pierres jaunes, aux toits enfoncés par la neige et le gel, accoudées à une carrière blanche. Du marbre ? Ce n’était pas un bourg, moins qu’un hameau, tout au plus un de ces lieu-dit que les Italiens, en Romagne, appellent un ghetto di case. Trois masures en tout, alignées au sommet d’une petite butte, à laquelle on accédait par une route blanche, tandis que la départementale suivait sa pente, immobile entre les grands champs.
Arrivé au sommet du monticule il bloqua la moto sur son chevalet, le moteur en marche. Autour de lui une sorte de cour de ferme commune aux trois habitations mal alignées, plus une grange disposée perpendiculairement à l’ensemble, et comme trouée par un large porche qui la traversait de part en part. En sortit un homme, grand, sec, au visage sentencieux de pisse-vinaigre.
‒ Vous ne pouvez pas laisser votre moteur allumé, lui dit-il en s’approchant.
‒ Mais je ne reste pas, je viens voir la carrière.
‒ Elle est fermée. Les ouvriers ne travaillent pas aujourd’hui.
‒ Ah ! Mais je peux tout de même la voir de l’extérieur, c’est ouvert ; au fond, je vois qu’il y a une route.
‒ Qui ne conduit nulle part, c’est une voie privée.
Tant pis, alors. Il allait enfourcher sa moto, lorsque l’homme ajouta :
‒ Enfin, si vous y tenez, adressez-vous au gardien, il est dans la grange. Mais, je vous préviens, il est mal en point, j’en viens. Il est tombé d’un échafaudage hier ; son fils l’aide à marcher.
L’homme à la moto n’en demandait pas tant. Il fit mine d’enfourcher son engin.
‒ Mais laissez votre moto ici, dit encore l’homme e se dirigeant vers la première maisonnette ; et puis coupez votre moteur.
Quelques mètres avant d’arriver à la grange, le motard à pied vit la tête d’un jeune garçon sortir d’un angle du porche. L’enfant avait dû entendre le crissement de ses pas sur le gravier. Il lui sourit ; l’autre le regardait de travers, sans sourciller.
‒ Bonjour. Je viens pour visiter la carrière. Est-ce que je pourrais parler au gardien ?
‒ C’est mon père. Venez, il est là.
En entrant sous le porche, il découvrit un homme corpulent, le teint mat, la barbe et les cheveux très noirs. Il était en partie allongé sur un diable de chantier, le dos contre une poutre de soutènement. Son fils s’était assis à côté de lui sur un tabouret de traite.
‒ Bonjour.
‒ C’est vous l’homme à la moto ? On vous entend de loin. Que venez-vous faire ici ?
‒ J’aimerais visiter la carrière. C’est du marbre, n’est-ce pas ?
‒ Elle est fermée. Je suis le gardien, mais je ne peux pas vous accompagner. En tout cas pas aujourd’hui.
‒ On m’a dit que vous étiez tombé d’un échafaudage …
‒ Ah oui, Trucmuche, le contremaître. Il faut toujours qu’il raconte la vie des autres celui-là.
‒ Vous souffrez ?
‒ Beaucoup oui, malgré les calmants. Heureusement je peux compter sur mon fils, parce que ma femme a pris la voiture pour aller aux Urgences. Peut-être viendra-t-elle avec une ambulance, je ne sais pas. Je l’attends.
Son fils l’écoutait parler sans y croire, son regard triste semblait ailleurs ; on aurait dit qu’il était dans une sorte de déni de quelque chose d’insupportable.
‒ Vous auriez pu téléphoner, lui dit l’homme en regardant l’enfant qui esquiva promptement son regard.
‒ Nous n’avons pas toujours de réseau ici, répondit le père, ça va, ça vient ... Pour téléphoner, le mieux est encore de monter toute la côte par où vous êtes venu. Ma femme m’a bien laissé son mobile, mais pas son code PIN. Et il s’est mis en veille. Comment voulez-vous que je m’en serve ?
Pendant que le gardien parlait, l’homme essayait de capter le regard du fils. À aucun moment il ne put croiser ses yeux. Se sentant observé, le petit affectait une attitude d’autant plus neutre que les mots de son père l’indisposaient ; cela se voyait à la moue involontaire qui allongeait ses lèvres de temps à autre. L’indisposaient, et le faisaient souffrir.
‒ Mais le vôtre, dit encore l’homme ?
‒ C’est le téléphone de l’entreprise. Je ne peux pas l’utiliser en dehors des heures de service. Par contre, pour la carrière, si vous y tenez, allez jeter un œil à travers les grilles de l’enceinte. Mon fils va vous accompagner.
Son garçon, qui devait avoir onze, douze ans, le supplia du regard.
‒ Non, je ne bouge pas, ne crains rien. Va avec cet homme.
‒ Mais papa, il vaut mieux que je reste avec toi. Je ne serais pas tranquille à te savoir seul ici. Tu sais qu’on ne peut compter sur personne.
Le petit avait parlé avec beaucoup d’émotion, presque au bord des larmes. Sur son brancard improvisé le gardien semblait une idole devant laquelle l’enfant se prosternait en paroles.
‒ Ne t’inquiète pas, va. Fais plaisir à monsieur.
L’enfant obéit, mais à contrecœur. Ils traversèrent ensemble toute la grange, au bout de laquelle ils se trouvèrent face à un chantier à ciel ouvert, parsemé d’engins impressionnants. C’étaient des marteaux hydrauliques pointés sur le sol, des bulldozers leurs bennes encore pleine de gravats, des pelleteuses le bras levé vers le ciel et, à même la roche, le fil diamanté encadrant un bloc à demi taillé. Quant à l’ensemble, le panorama était stupéfiant. De la montagne en contrebas, éventrée, se dessinait tout un réseau labyrinthique de grandes terrasses blanches superposées, lesquelles se réunissaient en cercles concentriques, semblables au tronc coupé d’un gigantesque arbre de pierre.
‒ Il faut au moins deux jours de travail pour extraire un bloc, parfois trois, même avec le fil diamanté, lui dit le fils du gardien. Au temps des Romains, il fallait des semaines entières. J’ai la clé, si vous voulez …. Mais ne le dites pas à mon père, il risquerait de perdre sa place. Et surtout pas au contremaître qui est méchant comme une teigne.
L’homme promit. Ils entrèrent. Pendant la demi-heure que dura leur visite, le petit guide expliqua que tous les marbres ne se valent pas. Il y a la partie noble de la montagne, d’où sont extraits les blocs les plus précieux, 10% environ, et puis les parties basses dont le marbre est envoyé au moulin pour y être concassé. L’homme apprit ainsi que le carbonate de calcium que l’on y extrait est beaucoup plus rentable que les blocs destinés à la statuaire, vu que ce produit très pur entre dans la fabrication du dentifrice, du papier, et même du bitume.
‒ Quand je serai grand, je serai carrier. Comme mon grand-père, et tous les autres avant lui. Papa n’a pas pu à cause de son asthme, dit-il en sortant à la fin de la visite.
Lorsque l’homme et son guide sont rentrés dans la grange, le jeune garçon y a découvert son père en larmes. L’homme avait essayé de se lever et était lourdement retombé à même le sol, le visage en sang.
‒ Papa ! Papa ! Tu t’es fait mal ? lui criait affolé l’enfant, faisant signe à l’autre de venir l’aider.
Il tentait de le relever, mais ce n’était pas prudent. Même à deux ils auraient eu du mal. Et puis, son père avait peut-être quelque chose de cassé. Alors ils l’ont simplement retourné sur le dos. Et c’est ainsi qu’ils s’aperçurent que le gardien tenait un portable entre les mains.
‒ Que fais-tu avec le téléphone de maman ? Comment as-tu fait pour le rallumer ? Pourquoi ? criait l’enfant en le lui arrachant des mains.
De son côté, l’homme n’eut que le temps de voir l’écran lumineux qui encadrait deux têtes souriantes, les tempes soudées l’une à l’autre, un homme et un femme.
Le père pleurait sans aucune retenue. Pendant que son fils lui nettoyait le visage, de gros sanglots lui soulevaient la poitrine. Il essayait bien de répondre, mais aucun son intelligible ne sortait de sa bouche. Il respirait mal. Entre deux spasmes, il finit par avouer qu’il avait entré l’année de naissance de sa femme, et que ça avait marché.
‒ Il faut absolument que j’aille en ville, dit l’enfant. Je ne peux pas le laisser comme ça. Vous voulez bien m’accompagner ?
‒ En moto ?
‒ Oh, non ! Non ! c’est trop dangereux, souffla le père qui s’agitait des quatre membres comme un insecte renversé. Les lacets de la carrière ont des pentes qui vont jusqu’à 30%. Vous allez vous tuer.
‒ Il le faut papa. Tu n’as plus de calmants. Nous reviendrons dans une heure par la route, avec une ambulance et tes médicaments.
‒ Si ça se trouve, maman est déjà en route. Pourquoi ne vas-tu pas plutôt téléphoner aux Urgences avec monsieur, en haut de la côte ?
‒ Tiens, c’est vrai, dit l’homme. Ou alors, pourquoi n’y allons-nous pas directement par la route ?
‒ Cela nous ferait faire un détour de vingt kilomètres, lui répondit l’enfant. Je vous en prie, accompagnez-moi. Mon père a absolument besoin d’un médecin.
‒ D’accord, puisque tu y tiens. Allons-y.
‒ Attendez-moi un instant, je reviens.
Le petit disparut derrière une porte qui devait sans doute communiquer avec leur habitation. L’homme en profita pour aller récupérer sa moto. Le bruit du moteur fit sortir le nommé Trucmuche de sa demeure, comme un diable de sa boîte.
‒ Vous partez ?
‒ Pas tout de suite.
‒ Mais le petit qui vous attend là-bas ?
Le motard leva le bras en guise de salut et s’arrêta plus loin, devant la grange. L’enfant grimpa sur la selle du passager ; il avait mis un blouson et tenait la clé de la grille dans sa main.
La descente fut plus que périlleuse. À plusieurs reprises, dans les tournants, le motard, pourtant chevronné, sentit la roue arrière perdre de l’adhérence et glisser sur le fin gravier comme sur une nappe d’huile. Surtout ne pas freiner ! Il était resté en première. C’est sans doute ce qui leur a permis d’éviter le pire : en seconde, le frein moteur n’aurait pas suffi tant la route était pentue. Toujours est-il qu’en bas, sur le carreau de la mine, le motard avait les genoux qui tremblaient, et une boule d’angoisse en travers de la gorge. Pendant toute la descente, l’enfant n’avait pas bronché, ni avait donné signe de vie. Quel drôle de petit gars, pensa-t-il.
Sitôt sortis de la carrière, ils se sont retrouvés dans les bas quartiers d’une petite ville ouvrière.
‒ Arrêtez-vous là, lui dit l’enfant à la hauteur d’une pharmacie.
Au bout de cinq minutes, ne le voyant pas revenir, il se décida à entrer dans le magasin. Derrière le comptoir, un jeune laborantin aux cheveux déjà gris lui indiqua une porte.
‒ Si vous cherchez le jeune garçon qui vient d’entrer, il est dans l’officine avec sa mère et le pharmacien.
La scène qu’il découvrit en entrant dans l’officine lui glaça les sangs. Le petit tenait en joue une femme qu’on lui avait dit être sa mère, et le pharmacien, tous les deux dénudés et vergogneux.
‒ Tu m’avais juré que papa ne l’apprendrait jamais, disait l’enfant en agitant un gros revolver noir.
‒ Mais je ne lui ai rien dit. Tu sais bien que c’est pour toi que je reste là-haut. Je te l’ai promis.
‒ Tu ne lui as rien dit, mais tu as laissé ton portable à la maison. Avec dedans les selfies que vous avez faits ensemble. Tu l’as fait exprès. Vous me dégoûtez tous les deux.
Disant ces mots il tendit le bras en direction de sa mère comme s’il avait voulu tirer. Elle, qui d’une main cachait son sexe et de l’autre ses seins, s’avança vers lui entièrement nue, sans crainte. La voyant ainsi, le corps à l’air, à bout portant, l’enfant recula. Mis en confiance par cette dérobade qu’il prit pour de la lâcheté, le pharmacien s’élança alors vers l’enfant.
‒ Donne-moi ça petit malheureux, cria-t-il en saisissant le revolver par le canon. Mais c’était sans compter sur la détermination du gamin, ni sur son profond ressentiment envers cet homme, qui lui avait non seulement volé sa mère, mais qui à présent désespérait son père.
Le coup ne partit pas tout de suite. Pendant quelques secondes l’arme virevolta entre leurs quatre mains puis le plus jeune s’effondra comme une loque aux pieds de l’amant de sa mère.
Entre temps, le motard avait disparu, bousculant au passage le laborantin que le coup de feu avait alerté.
Légitime défense ou homicide involontaire ? S’agissant d’un enfant, le juge refusa la qualification première, bien que celui-ci ait été armé, et qu’il ait tenté de se servir de son arme. D’où la tenait-il ? Les investigations ne furent pas longues à découvrir qu’il s’agissait de l’arme de service qu’il avait subtilisée à son gardien de père. Or les empreintes digitales des deux contendants présentes sur l’arme prouvaient que les deux se l’étaient âprement et longuement disputée. Tant est que la qualification d’homicide involontaire résultait hasardeuse, et ne tenait qu’à un fil parmi les occurrences prévues à l’article 121-3 du code pénal, lequel citait en premier lieu la « maladresse », l’inadvertance. C’est tout ce qu’on pouvait arguer en la circonstance. C’était maigre car cela faisait de l’enfant une victime purement accidentelle alors que le contexte ne l’était pas. Mais, en l’absence du témoin clé qui s’était littéralement volatilisé et qui, malgré les recherches, le portrait-robot qu’en avait fait le laborantin, le numéro d’immatriculation de la moto, fourni spontanément par le contremaître Trucmuche, ne fut jamais retrouvé, il fallut faire avec. En renvoyant l’amant en correctionnelle, le magistrat considéra d’ailleurs que son prévenu s’en tirait à bon compte. Il y avait tout de même eu mort d’un enfant de douze ans, qui plus est dans une situation moralement déplorable.
Un an plus tard, le tribunal correctionnel récusa ce théorème et innocenta le pharmacien. Le témoignage de la mère du petit, et maîtresse de l’accusé, fut décisif. Dans sa version, son fils avait voulu la tuer et avait pointé l’arme contre elle. L’accusé s’était alors interposé pour la protéger et avait tenté de saisir le revolver qui s’était finalement retourné contre l’enfant au moment où celui-ci appuyait sur la gâchette.
« … Finalement, mon fils s’est donné la mort lui-même » écrivit le gardien de la carrière après l’Appel qui confirma la sentence. Ce furent les derniers mots de la dernière page de cette histoire qu’il écrivit avant de se pendre à une poutre de la grange.
C’est le contremaître Trucmuche, surpris de ne pas le trouver en tenue dans sa guérite, qui le découvrit le lendemain, « pendu comme une andouille » selon ses propres mots, fidèlement transcrits dans le rapport de l’inspecteur chargé de l’enquête.