La marelle
August 21, 2024

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Du Livre de l’Apocalypse :

« Je connais tes œuvres. Je sais que tu n'es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou

bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de

ma bouche. Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et

parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu, je te

conseille d'acheter de moi de l'or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche, et des

vêtements blancs, afin que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas ».



À première vue l’édifice ressemble à une clinique de luxe ou à une maison de retraite de

même niveau. Ultra moderne, l’architecture aux lignes géométriques épurées fait grand

cas du verre et des parois réfléchissantes. C’est une belle journée de juin, tôt le matin. J’ai

traversé un grand champ de blé mûr, puis une petite route de campagne avant d’arriver

sur un vaste parking, complètement vide. Tout autour et derrière le toit-terrasse de la

structure, un dense maquis méditerranéen, d’où s’élèvent les troncs droits de quantités de

pins à ombrelle.

Après cinq ou six marches et un perron de marbre blanc, je pénètre dans un hall en forme

de marelle inversée. Derrière moi, le Ciel est bordé, des deux côtés de l’entrée, de gradins

en hémicycle où sont en place les musiciens d’un orchestre symphonique. Ils jouent sans


être dirigés, mais je ne les entends pas ; comme du reste je n’entends pas chanter les

choristes assises sur le devant de la scène.

Les cases sept et huit, unifiées, sont occupées par une grande surface dont l’allée

principale est encombrée de caddies remplis de nourriture et divers autres produits,

abandonnés entre les rayons. La case suivante est barrée par une double rangée de

caisses automatiques, toutes vides, entre lesquelles se tient un Bureau des Informations,

également désert. J’emprunte la sortie sans achats et me retrouve dans l’immense salle

d’attente que forment les cases quatre et cinq, réunies elles aussi, au bout de laquelle

s’étire le long couloir des cases trois, deux et une en enfilade, flanquées d’une infinité de

portes grises comme le sont celles des grands bureaux, ou des cabinets médicaux. Je

n’en vois pas le bout, ni d’ailleurs la case Terre.

Cela dit, je ne suis pas seul. La salle d’attente est bien remplie sans être pleine, les gens

vont le long de cette Galerie des Portes, mal éclairée, dont personne ne revient ; je les

regarde disparaître progressivement dans l’ombre insondable du fond. Pressé d’en finir

avec cet endroit sans âme, je suis à la trace un couple entre deux âges qui semble se

disputer ; je ne les entends pas, mais je les vois de dos gesticuler à outrance. Se sentant

suivie, la femme se retourne brusquement ; son visage rouge d’énervement paraît

contrarié par ma présence. Je ralentis et leur laisse quelques mètres d’avance. Trois

portes plus loin, je les vois entrer ensemble dans une pièce entièrement peinte en blanc,

violemment éclairée, où je remarque en passant une armoire blindée en guise de coffre-

fort, les deux portes grandes ouvertes.

Resté seul dans la pénombre, je me risque à ouvrir, quelques mètres plus loin, une de ces

nombreuses portes anonymes, derrière laquelle je trouve une pièce pareillement peinte en

blanc et la même armoire blindée, tout aussi ouverte, dans laquelle sont alignées et

superposées sur une dizaine d’étagères, des liasses de billets de banque de grosses

coupures aux dimensions aberrantes. Il y a là plusieurs milliards d’une devise inconnue,

peut-être cent, mille milliards. Je prends une liasse de billets marqués du chiffre cinq

cents, épaisse comme un gros dictionnaire, et je quitte la pièce cet argent sous le bras.

Une dizaine de mètres plus loin, j’avance dans le noir absolu, guidé par un rectangle de

lumière vive au fin fond du couloir, la Terre, finalement. Je presse le pas vaguement

inquiet jusqu’à me trouver face à une double baie vitrée qui s’ouvre lentement à mon

passage.

Dehors, espacé de quelques mètres, une petite butte à la végétation dense, jalonnée

d’une haie de buissons ardents aux baies rouge sang, entrecoupée par les troncs des pins

parasols dont j’avais entrevu les cimes en arrivant. Disposés en quinconce, ils donnent à

l’espace un ordonnancement inusuel. Du sentier de terre ocreuse qui côtoie le long taillis

d’épineux, je vois descendre une interminable colonne d’hommes et de femmes. Je

pressens que ce sont ceux et celles qui m’ont devancé tout à l’heure dans le couloir, à

cette différence qu’ils portent chacun une ou deux grosses valises. Certains d’entre eux

poussent des fauteuils roulants vides de leurs passagers, à la place desquels se dressent

de gros sacs noirs comme des linceuls ; des femmes aussi descendent, retenant des deux

mains des landaus également pleins.


Je longe la butte à droite jusqu’à rencontrer le sentier, qui tourne alors en direction du

parking. Une jeune femme au teint clair pose un instant sa valise pour me laisser fendre la

colonne ininterrompue. Elle sourit, elle est jolie, elle a l’air rayonnante. De l’autre côté du

sentier, j’aperçois au loin l’angle du champ de blé par lequel je suis arrivé. Je me retourne

un instant pour apprécier la longueur de la procession descendant la butte, quand je découvre, horrifié, les occupants des fauteuils et des landaus, abandonnés à même le sol,

entre les arbres. Les enfants, des nourrissons, presque des nouveau-nés, déposés contre

les troncs des pins, un biberon à côté d’eux ; les vieilles personnes recroquevillées en

chien de fusil, laissées là où elles ont été renversées. Et tout autour une impressionnante

quantité de vêtements disparates, comme sortis à la hâte de leurs contenants.

Impuissant face au nombre des laissés pour compte, ne pouvant les secourir à moi seul,

je m’efforce de crier pour alerter je ne sais qui, vu que selon toute vraisemblance, ce sont

les mêmes que j’ai vus descendre quelques instants plus tôt à avoir abandonné ces

enfants et ces vieillards. De toute façon, aucun son ne sort de ma bouche comme

bâillonnée par une poire d’angoisse ; le silence est total comme un voile de soie grise.

Alors j’interpelle de mes gestes les marcheurs et les marcheuses, un bras levé vers le

Ciel, l’autre en direction du sous-bois. Qu’ils regardent ! Qu’ils s’arrêtent ! Qu’ils reviennent

sur leurs pas avec les valises, les landaus, les fauteuils !


Tandis que je m’évertue à lui indiquer les misérables vies qu’elle laisse derrière elle, la

colonne se trouve prise brusquement dans un mouvement de panique, semblable à

l’éparpillement qui suit une alarme anti-aérienne. Je vois ces gens terrorisés courir dans

tous les sens comme autant de fourmis que le bout d’un bâton vient alarmer au fond de

leurs galeries. Tous sont à la recherche d’un improbable lieu sûr, se mettre à l’abri,

quelque part, vite. Or ce ne peut être le maquis car c’est de là, du haut des cimes qu’a

fondu la peur ; ni la fausse clinique dont la porte de Terre, inexplicablement fermée, ne

s’ouvre plus ; et encore moins le parking désolément vide sous le soleil de feu de la

matinée avancée. La recherche frénétique et vaine d’un abri les désespère au fur et à

mesure que passent les minutes ; d’autant que la menace a désormais envahi toute le

décor, la peur s’est installée partout. Le péril venu du Ciel est descendu sur Terre, où les

accents pathétiques d’une violente symphonie se mettent soudain à résonner entre les

cimes.


Prisonnier comme les autres de cette apocalypse, je m’aperçois soudain que je suis le

seul à entrevoir un refuge au bout d’une ligne de fuite : le champ de blé par où je suis

venu. J’y cours, d’abord sans me retourner puis, ayant l’impression que la menace me

poursuit encore, je me retourne à l’orée du champ ; et là, j’aperçois un homme, habillé

comme un comptable, veston débraillé, cravate, les cheveux hirsutes. Il serre un énorme

sac contre sa poitrine et me regarde de ses gros yeux de myope derrière ses lunettes en

écailles. Je m’enfonce à genoux entre les épis. Il me suit. Je lui fais signe de s’éloigner, ou

de s’accroupir, enfin de se baisser. On pourrait le voir, tout le haut de son corps dépasse

les épis. Je luis fais signe que se présence nous met en danger. Il feint de ne pas

comprendre. On va finir par nous voir. À quatre pattes sur le terrain crevassé, je lui fais

signe de se baisser, de disparaître lui aussi. Je m’agite comme un épouvantail au ras des

épis ; il reste planté devant moi, indifférent à toutes mes injonctions. Cédant à la peur, je

m’éloigne aussi vite que possible de ce compromettant intrus, les genoux écorchés, les

mains en sang. Mais où que j’aille je le retrouve devant moi, obstinément debout. Une fois,

deux fois, dix fois j’essaie de m’en débarrasser ; à chaque fois je revois son buste au-

dessus des épis comme un mauvais présage. À force de sillonner le champ dans tous les

sens de cette course poursuite, nous avons créé lui et moi un véritable labyrinthe dont

nous avons perdu la sortie.

Au réveil, encore abasourdi par la puissance de ces images, je retrouve mon petit homme

mal fagoté à côté de mon lit, son sac contre sa poitrine, et assis sur une chaise que je ne

me connais pas.


Je tâte les draps autour de moi, ma liasse de gros billets a disparu. Je veux lui demander

ce qu’il en a fait ; je lève la tête, il a disparu.